Le naufrage du Vengeur du Peuple n’est pas une légende. Mais le récit qu’en fit Barère passe, à juste titre, pour « une fable habilement conçue », hélas, solidement enracinée dans notre Histoire.

Chromo le VengeurChromolithographie du naufrage du Vengeur du Peuple
   

Le dimanche 1er juin 1794, une escadre française commandée par l’amiral Villaret de Joyeuse, officier d’Ancien régime passé au service de la Révolution, se heurte au large de Brest à une flotte anglaise sous les ordres de Lord Howe, alors qu’elle assurait le passage d’un convoi de navires chargés de blé d’Amérique. Cet approvisionnement très attendu devait endiguer les menaces de disette que la Révolution n’avait fait qu’aggraver.

L’affaire tourne à l’avantage des Anglais, plus disciplinés que leurs adversaires. Plusieurs navires républicains abandonnent le combat à toutes voiles, tandis que le Vengeur du Peuple finit par sombrer dans les flots. La moitié de l’escadre française sera finalement mise hors de combat, sans toutefois empêcher le convoi de blé de gagner le port.

Les marins du VengeurLes premiers rapports dépêchés à la Convention font état de cette perte du Vengeur du Peuple, qui aurait coulé avec tout son équipage au cri de Vive la Patrie, vive la République ! Il n’en fallait pas plus pour que l’assemblée s’émeuve, ni pour que le député Barère déverse du haut de la tribune, le 9 juillet suivant, une de ces « carmagnoles » dont il a coutume d’abreuver ses collègues :

« Le vaisseau, percé de coups, s’entrouvrant de toutes parts et cerné de tigres et de léopards anglais, un équipage composé de blessés et de mourants luttant contre les flots et les canons… La troisième batterie va toucher aux ondes, mais elle vomit encore le trépas sur les perfides insulaires avant de s’engloutir. Tout à coup, le tumulte du combat, l’effroi du danger, les cris de douleur des blessés cessent. Tous montent ou sont transportés sur le pont ; toutes les flammes, tous les pavillons sont arborés ; le pavillon principal est cloué. Les cris de : Vive la liberté ! Vive la France ! Vive la République ! se font entendre de tous côtés. C’est le spectacle touchant et animé d’une fête civique plutôt que le moment terrible d’un naufrage. Un instant ils ont dû délibérer sur leur sort. Mais non, ils ne délibèrent pas, ils disparaissent ! »

En réalité, le Vengeur du Peuple, glorifié pour avoir refusé de se rendre alors qu’il coulait, a effectivement coulé après un combat honorable, mais pendant qu’il se rendait. Une fois la reddition signifiée, le commandant du navire, Jean François Renaudin, fait mettre les chaloupes à la mer pour évacuer l’équipage. Voyant cela, l’amiral anglais – l’un des « perfides insulaires » de Barère – envoie à son tour des canots de sauvetage au secours des naufragés, appliquant ainsi les anciennes lois de la guerre. Sur les 725 hommes que comptait le navire, 250 ont été tués au combat et 275 furent secourus par les Anglais, dont le commandant Renaudin lui-même, reçu avec déférence par le capitaine Schomberg, sur le Culloden. Les blessés, les invalides et ceux qui ne purent être embarqués à temps constituent les 200 autres personnes disparues.

Voilà quelle fut la fin du Vengeur du Peuple. Les témoignages des survivants et les relations anglaises n’ajoutent rien au fond de l’histoire. Du reste, la survie du commandant Renaudin, mort en 1809, contredit positivement la version officielle. Malheureusement, c’est le rapport de Barère qui fut retenu – une fois encore – par l’historiographie républicaine et par son iconographie surabondante.

Jules Verne s’en fait l’écho dans son Vingt mille lieues sous les mers : « Ce navire, raconte le capitaine Némo, après un combat héroïque, démâté de ses trois mâts, l’eau dans ses soutes, le tiers de son équipage hors de combat, aima mieux s’engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de se rendre, et clouant son pavillon à sa poupe, il disparut sous les flots au cri de Vive la République ! » On mesure au succès de cet ouvrage, les dégâts commis par le colportage des délires de Barère.
   

Le Vengeur Place de la RepubliqueBas-relief du Vengeur du Peuple sur la place de la République à Paris
   

Deux monuments parisiens perpétuent encore cette légende : la colonne de la place de la République, ornée d’un bas-relief en bronze représentant le naufrage du Vengeur du Peuple, et l’Arc de Triomphe sur lequel est gravé le nom de Renaudin, le fier commandant, qui pourtant se rendit à l’ennemi avec le reste de son équipage, tandis que son navire était englouti par l’Océan.

Les Anglais, moins perméables à cette interprétation des faits, la qualifieront ironiquement, selon les mots de l’historien Carlyle, de « cunningly devised fable », de fable habilement conçue. Elle a par conséquent toute sa place parmi les légendes révolutionnaires.