Le 9 avril 1795, une colonne républicaine marche sur Chanzeaux pour y détruire le peu de maisons restées debout depuis l’incendie général. Une poignée d’hommes et de femmes se réfugient dans le clocher. Après cinq heures de combat, les Bleus mettent le feu à la tour. À bout de force, les résistants vendéens encore en vie finissent par capituler.
Plaque posée au pied du clocher en mémoire de ses défenseurs
Cet épisode héroïque des Guerres de Vendée a ainsi été raconté par Théodore de Quatrebarbes, dans son livre maintes fois réédité, Une paroisse vendéenne sous la Terreur :
Le 9 avril, à la pointe du jour, le bruit se répand tout à coup à Chanzeaux que les généraux Caffin et Friedrichs, partis de Chemillé à la tête de deux colonnes de mille hommes chacune, se dirigeaient sur le bourg pour y détruire le peu de maisons restées debout depuis l’incendie général. À cette nouvelle, les habitants se réunissent à la hâte. Les uns sont d’avis de se retirer sans essayer une défense que leur petit nombre rend inutile, les autres songeant à leurs enfants et à leurs femmes, se déterminèrent à une résistance désespérée, pour leur donner le temps d’échapper à un nouveau massacre et de se réfugier dans les bois. À leur tête est Maurice Ragueneau. Cet homme intrépide s’indigne à la pensée de fuir devant les républicains. Il jette les yeux sur son église, pieux asile de son enfance, sainte demeure dont il était le gardien, et où tant de fois il avait appelé les fidèles à la prière ; maintenant abandonnée, sans prêtre, sans autels, sans toit qui la garantît des orages, elle n’offrait que des murs ouverts et sillonnés par les flammes. L’élégante flèche qui surmontait son clocher s’était écroulée sur sa charpente en feu ; la tour carrée qui lui servait de base s’élevait seule intacte au milieu de cette ruine ; l’épaisseur de ses murs l’avait protégé contre l’incendie. Seulement l’escalier qui conduisait au sommet était détruit, et il ne restait d’autre accès que l’ouverture circulaire de sa voûte, où naguère s’ébranlaient les cloches pour annoncer les saints mystères et les louanges de Dieu. À cette vue, une généreuse pensée saisit l’âme de Ragueneau. Un instant lui suffit pour offrir au Ciel son sacrifice. Il fait transporter en toute hâte dans le clocher des cartouches et des vivres, et s’y renferme, suivi de l’abbé Blanvillain, de dix-sept hommes et de dix femmes qui ne veulent pas abandonner leurs maris et leurs frères. Deux de ces dernières portaient des enfants dans leurs bras.
Ces dispositions n’étaient pas faites, que déjà les républicains couronnaient les hauteurs des deux côtés de la rivière. Ils envahissaient le village à l’instant où Ragueneau retirait l’échelle qui avait servi pour monter au clocher.
Le général Caffin, maître du bourg, entoura l’église, et somma les défenseurs de se rendre, leur assurant qu’ils auraient la vie sauve ; trompés tant de fois, et d’une manière si cruelle, les Vendéens avaient appris à connaître la valeur de semblables promesses. Un long et unanime cri de Vive le roi, vive la religion ! fut leur réponse.
Le clocher de Chanzeaux, vestige de l'ancienne église
Le combat commença alors avec acharnement. Ragueneau avait fermé avec de larges madriers l’ouverture de la voûte, et dressé quinze pieds plus haut un échafaudage afin de tirer facilement aux fenêtres longues et étroites du clocher, comme à autant de meurtrières. Il place à chaque ouverture ses meilleurs tireurs ; leurs camarades et les femmes mises à couvert chargent les fusils et les passent aux combattants. Debout dans l’endroit le plus périlleux, Ragueneau encourage ses compagnons par son exemple et son audace. Il défie de la voix les républicains, leur reproche leur lâcheté, et sa balle manque rarement son but, si quelque soldat sort des maisons voisines et approche du clocher. Vainement les troupes qui le cernent épuisent tous les moyens d’attaque et d’escalade. Le cimetière, aujourd’hui la grande place, est couvert de cadavres ; déjà plus de trente hommes sont tombés, victimes d’un courage inutile et pas un seul des braves défenseurs n’est encore atteint. À la vue de ce succès inespéré les assiégés sentent renaître leur confiance.
Le combat durait depuis cinq heures, sans que l’attaque eût fait le moindre progrès, lorsque des soldats aperçurent les madriers qui fermaient la voûte. L’idée d’y mettre le feu vint aussitôt à leur chef, qui avait cru jusque-là qu’il ne restait rien à brûler dans ces ruines déjà deux fois la proie des flammes. Par son ordre, des charrettes chargées de paille et de fagots, formant un rempart contre les balles ennemies, sont approchées du clocher. Des soldats se précipitent dans l’intérieur pour former un bûcher et y mettre le feu. Mais Maurice, qui l’avait prévu, écartant tout à coup les madriers de la voûte, commande un feu terrible. Trois fois les républicains tentent d’accomplir leur projet incendiaire, et trois fois ils sont repoussés par les balles des Vendéens. Cependant ils parviennent à jeter une grande quantité de fagots sous La voûte, et les cadavres mêmes élèvent cet immense bûcher. Des soldats, protégés par le mur intérieur de l’église, y mettent le feu, qu’active un vent violent de nord-est. Dans une demi-heure le clocher entier est en flammes. Elles montent et tourbillonnent jusqu’à la voûte, et s’élancent en sifflant à travers toutes les ouvertures.
Dans la chapelle à la base du clocher, un vitrail signé Clamens commémore le siège du 9 avril 1795
À cet horrible spectacle, des cris de joie sauvage éclatèrent d’abord parmi les républicains. Mais lorsque les madriers eurent donné passage à l’incendie, lorsque des torrents de fumée s’élevèrent au-dessus du clocher, à la vue de tant de dévouement et d’héroïsme, et de ces victimes suspendues entre le ciel et la terre par un abîme de feu, il y eut un moment de silence solennel.
Chassés par une chaleur excessive, les assiégés s’étaient réfugiés sur le dernier échafaudage. Au milieu d’eux, l’abbé Blanvillain, environné de mourants qui lui demandaient sa bénédiction venait d’être blessé à la tête. Inondé de sang, épuisé de souffrances, il tenait dans ses mains un précieux calice dérobé au pillage de l’église, et dont le pied avait été fracassé par la même balle qui l’avait atteint. En face de cette mort présente de toutes parts, un dernier regret de la vie s’empara de son âme, et sa bouche laissant échapper quelques paroles de merci, il exprima à voix basse le désir de se rendre.
« Qu’ai-je entendu ? reprend Ragueneau ; ah ! monsieur, est-ce à vous de mendier votre vie ? Rappelez-vous le serment sacrilège que vous avez prononcé ; Dieu vous donne pour l’expier le bonheur du martyre. Remerciez-le, priez pour nous, et donnez l’exemple du courage. Quant à moi, jamais, jamais, je ne me rendrai à ces misérables. Ce clocher a été mon berceau, je veux qu’il soit ma tombe. » À ces mots prononcés d’une voix tonnante, le jeune prêtre incline la tête, et demande à Dieu pardon de cet instant de faiblesse.
Cependant l’incendie fait d’effrayants progrès. Des tourbillons de flammèches ardentes enveloppent les défenseurs, et le feu gagne déjà les planches fragiles où ils sont réfugiés. La cuisse percée d’une balle, l’abbé Blanvillain étend la main, confie son calice à une des femmes, chancelle et tombe sur la voûte embrasée. Bientôt l’échafaudage entier s’écroule. Les malheureux assiégés se couchent sur l’entablement, sur les murs et les corniches.
Dans cette extrémité, debout au milieu de ses compagnons expirants, Ragueneau voit tomber à ses côtés Pinault, un des frères Banchereau, et le jeune Pierre Bureau, le dernier, avec sa sœur, de cette infortunée famille. Seul, à découvert au milieu d’une grêle de balles, il se fait charger des fusils, et combat encore.
La dernière lueur d’espoir évanouie, il ne restait plus qu’à mourir. Couvert de blessures et de gloire, Ragueneau reçoit enfin le coup mortel. Il lève les yeux au ciel, fait son signe de croix et tombe au milieu des flammes. En voyant la mort de leur dernier défenseur, les assiégés font entendre un cri de détresse et de désespoir. Jeanne Ragueneau, belle jeune fille de vingt ans et sœur de Maurice, se jette sur le cadavre de son frère. Vainement on la retire en lui disant : « Jeanne, vous ne pouvez disposer de la vie que Dieu vous a donnée. — Laissez-moi mourir, s’écrie-t-elle ; non, ce n’est pas l’offenser qu’échapper par la mort à ces monstres. Mon Dieu, ayez pitié de moi ! » Et elle se précipite de nouveau dans les flammes.
Le combat avait cessé. La veuve de Maurice, cinq autres femmes, deux enfants et treize hommes vivaient encore, la plupart couverts de blessures. Protégés par l’épaisseur des murs, ils priaient, la tête entre leurs mains, en attendant que le feu les dévorât. Déjà il avait pris aux robes des femmes, et pour retarder cet instant affreux, elles avaient été obligées de s’en dépouiller et de ne garder que le dernier vêtement. Encore quelques minutes, et tout était fini.
Les républicains regardaient avec une sorte d’effroi cette scène terrible. Touchés enfin de compassion, ils s’écrient : « Rendez-vous, on ne vous fera pas de mal. » Un profond silence accueille cette proposition : « Rendez-vous ! répètent mille voix confuses ; les femmes seront respectées. Rendez-vous, le temps presse ; des échelles aux fenêtres du clocher ! » Les assiégés se lèvent et paraissent indécis. De courtes explications sont échangées entre eux et le commandant des républicains, qui donne sa parole pour garantie de la capitulation. Tous l’acceptent, excepté N…, chasseur de Stofflet. Une balle l’atteint à la tête ; il expira en disant : « Je meurs pour le Dieu qui est mort pour moi. » Des échelles sont appliquées au pied du clocher. Suffoquée de chaleur, la première femme qui essaye de descendre n’a pas la force de se soutenir et se tue dans la chute. Un jeune homme, Jean Dutertre, est retiré vivant du milieu des flammes. Tous les autres parviennent à descendre sans accidents graves. À peine ont-ils touché le sol, qu’au mépris de la foi jurée, deux des malheureux défenseurs, Hayault et Mathurin Guais, garçon meunier au moulin de Chanzeaux, sont entraînés dans un jardin voisin et impitoyablement fusillés.
Plaque commémorative sur le clocher, en mémoire de Maurice Ragueneau,
héros du siège de 1795
Cependant, à la vue de ces visages souillés de sang et noircis par les flammes, de ces jeunes femmes demi-nues, échappées comme par miracle à la mort, un profond sentiment de pitié remplaça la vengeance et éloigna toute pensée d’insulte. Deux soldats détachèrent d’eux-mêmes leurs manteaux et les jetèrent sur les épaules de ces pauvres filles. Tremblantes d’effroi, elles restèrent sans parole pour exprimer leur reconnaissance. Tous les prisonniers furent conduits à Chemillé ; ils y restèrent jusqu’à la pacification de Saint-Florent, qui fut signée le 2 mai (1795) par Stofflet et ses principaux officiers.
Le siège du clocher de Chanzeaux fut le dernier combat de la grande insurrection de 1793. Oublié par les premiers historiens de la Vendée, son récit était digne cependant de clore les pages consacrées à cette immortelle période. On y voit éclater toutes les vertus du caractère vendéen : mépris de la vie, courage indomptable, héroïque résignation, admirable confiance en Dieu et attachement à la foi antique.
Noms des habitants de Chanzeaux réfugiés dans le clocher le 9 avril 1795 :
Tués : M. Blanvillain, Maurice Ragueneau, Hayault, Pierre Bureau, Pinault, N. de La Chapelle-Rousselin, chasseur de Stofflet, Blanchereau, Mathurin Guais.
Blessés : Gardais, Musseau, M. Ragueneau et Dutertre.
Descendus sains et saufs : Courcault, Humeau, Blanchard père, Blanchard fils, un autre Banchereau et Bidet.
Femmes tuées : Jeanne Ragueneau, N. Ragueneau, sa nièce, la mère Savary, sa fille tuée en tombant, et Françoise Micheau.
Blessée : la jeune Hayault.
Prisonnières : Mlle Petit, la veuve Ragueneau, une jeune Banchereau et Jeanne Musseau.