Les historiens de la Vendée racontent à l’envi le célèbre épisode de la bataille de Torfou, au cours duquel Chevardin et ses chasseurs de Saône-et-Loire se sacrifièrent sur le pont de Boussay pour couvrir la retraite de l’avant-garde des Mayençais commandée par Kléber. Mais ce pont n’est pas celui auquel on pense…
Kléber et Chevardin au pont de Torfou (Réimpression de l'ancien Moniteur)
Vus de Paris, les lieux des Guerres de Vendée sont bien approximatifs
La bataille de Torfou
L’armée dite de Mayence a quitté le front du Rhin au cours de l’été 1793 pour combattre en Vendée. Cette troupe aguerrie doit former le fer de lance des forces républicaines chargées d’anéantir les rebelles une bonne fois pour toutes. Partie de Nantes aux premiers jours de septembre, elle a semé la dévastation dans le Pays de Retz avant de se jeter sur la région de Montaigu. Le 19 septembre, son avant-garde se heurte enfin aux Vendéens qui emportent sur elle une mémorable victoire à Torfou. Pour protéger la retraite de ses hommes en fuite sur la route de Clisson, Kléber aurait alors demandé à Chevardin de tenir un pont, dût-il y laisser la vie.
Beaucoup ont été tentés de désigner l’actuel pont de pierre sur lequel la route de Boussay à La Bruffière (la D62) franchit la Sèvre nantaise. Mais cet ouvrage d’art n’existait pas en 1793. On ne distingue du reste aucun pont dans ce secteur sur la carte de Cassini (voir les illustrations ci-dessous).
L'actuel pont de Boussay, sur la route de La Bruffière, date du XIXe siècle
Pas de pont sur la Sèvre nantaise à Boussay sur la carte de Cassini (XVIIIe siècle)
Quelles sont les sources historiques ?
Qui a situé ce combat au pont de Boussay ? Beauchamp, l’un des tout premiers historiens de la Vendée, écrit en 1807 que Chevardin (qu’il appelle « Schouardin ») plaça ses deux canons « à un pont sur la Sèvre près Clisson » (t. Ier, p. 331). Crétineau-Joly écrit en 1840, avec plus de précision : « Arrivé au pont de Boussay, Kléber s’approche de Chevardin, commandant des chasseurs de Saône-et-Loire. Mourez ici avec votre bataillon, lui dit-il – Oui, mon général, répond le commandant avec un laconisme effrayant d’éloquence. Chevardin place sur le pont deux pièces de huit, se fait tuer à la place désignée, et sauve l’armée » (t. Ier, p. 234).
Les historiens n’étant pas des témoins directs des événements, on devrait s’en tenir aux contemporains. Les sources sont, hélas, bien maigres. On pourrait citer Amédée de Béjarry et ses Souvenir vendéens : « M. de Royrand et une partie de l’armée du Centre se portèrent rapidement sur la rive gauche de la Sèvre nantaise vers le pont de Boussay afin de couper aux Républicains la retraite sur Clisson » (p. 116). Malheureusement c’est son fils qui a rédigé ce texte (et son petit-fils qui l’a publié en 1884). Joseph Clemanceau, un patriote présent en Vendée en 1793, en parle aussi dans son Histoire de la guerre de la Vendée : « Les Mayençais dans leur retraite avaient à traverser un ruisseau sur lequel était un petit pont au bourg de Boussay » (p. 141). Mais lui non plus n’était pas présent sur place, puisqu’à cette date les Vendéens le retenaient prisonnier à Châtillon-sur-Sèvre (Mauléon).
Les moulins et leurs chaussées sur la Sèvre nantaise (cadastre de Boussay, 1809)
Que voit-on sur le terrain ?
Faute de témoignages fiables, il reste à observer les cartes anciennes et le terrain. Aucun pont n’apparaît sur la carte de Cassini. Le cadastre de Boussay (rive droite de la Sèvre nantaise), dressé en 1809, se fait plus précis. On y distingue des chaussées au niveau de plusieurs moulins (Rousselin, Chaudron, Dobigeon, etc.), et surtout un ouvrage ressemblant à un pont à la hauteur du lieu-dit Charrier (ci-dessous). Curieusement, ce dernier a totalement disparu sur le cadastre de La Bruffière (rive gauche) daté de 1819. On observe encore sur place, en travers de la rivière, un alignement de grosses pierres de granit qui devaient former les piles de ce pont ou de cette passerelle. Personne ne semble cependant avoir situé le sacrifice de Chevardin à cet endroit, s’il existait en 1793 (complément d'information : ce pont de Charrier existait déjà en 1804 comme le montre ce document).
Le « pont » de Charrier sur le cadastre de Boussay (1809)
Vue de la Sèvre au moulin de Charrier
Les anciennes piles du « pont » de Charrier, au bas de Boussay
De vieilles maisons au village de Charrier
Une autre hypothèse émise par Gabriel Miginiac donne du crédit au texte de Joseph Clemanceau en localisant ce pont de Boussay non pas sur la Sèvre nantaise, mais sur un ruisseau près du bourg, soit au Pas-Nantais, soit à la Herse, par où passait l’ancienne route de Torfou à Gétigné (voir la carte ci-dessous). Les cours d’eau qui la barraient pouvaient logiquement constituer des lignes de défense pour couvrir la retraite des Bleus pourchassés par les Vendéens. On peut toutefois s’interroger sur la vraisemblance d’une telle stratégie au vu de l’insignifiance des ruisseaux qu’on peut franchir en une foulée (surtout à la fin de l’été).
La Croix de la Morinière, sur le « Chemin des Morts »
accrédite l'hypothèse de la Herse
L'arche unique du pont de la Herse dissimulée dans les broussailles
Vue du ruisseau depuis le pont de la Herse. Certains parlent d'un « profond ravin »
défendu par Chevardin. La profondeur est un peu exagérée...
La question reste ouverte
Chevardin a-t-il interdit le passage de la Sèvre aux gars de l’Armée du Centre venus de Tiffauges par la rive gauche, comme nombre d’historiens l’ont répété ? Mais où, puisqu’il n’y avait pas de pont, sinon peut-être à Charrier ?
Ou bien s’est-il sacrifié avec ses hommes sur le petit pont de la Herse, que les Vendéens n’ont pas dû avoir de peine à submerger ?
À moins que cet épisode auréolé de gloire ne soit finalement qu’une nouvelle légende révolutionnaire. On peut se poser la question, car Kléber n’en parle même pas dans ses mémoires. Il indique simplement qu’il a donné un ordre « à Chevardin de couronner un bois qui se trouvait sur (sa) gauche » (p. 155), ajoutant plus loin que l’intrépide « chef de bataillon des chasseurs de Saône-et-Loire, chargé de couvrir notre retraite, y perdit la vie » (p. 158). Sans citer aucun pont…
C'est par l'ancienne route de Torfou à Boussay
(en orange, passant par le Pas-Nantais et la Herse)
que les Vendéens poursuivirent les Bleus vaincus à Torfou
Sources citées :
- Beauchamp (A. de), Histoire de la guerre de Vendée et des Chouans, 1806.
- Clemanceau (J.), Histoire de la guerre de Vendée, 1809.
- Crétineau-Joly (J.), Histoire de la Vendée Militaire, 1840.
- Gréau (Pierre), Torfou, jeudi 19 septembre 1793, une victoire en demi-teinte, Revue du Souvenir Vendéen n°261, décembre 2012.
- Kléber (J.-B.), Kléber en Vendée (1793-1794), documents publiés par H. Baguenier-Desormeaux, 1907.
- Miginiac (G.), La Mort héroïque, à Boussay, du chef de bataillon Chevardin, le soir de la bataille de Torfou, le 19 septembre 1793, 1960.
Complément d'information (8 juillet 2015) – J'ai cité dans mes sources l'ouvrage de Beauchamp, Histoire de la guerre de Vendée et des Chouans. Il en existe plusieurs éditions, et chacune nuance la description du sacrifice de Chevardin (nommé « Schouardin » dans le texte). Le pont disparaît étrangement de la deuxième. Voici les différentes versions :
« Les Mayençais, poursuivis avec acharnement dans l’espace de 3 lieues jusqu’à Gétigné, eussent infailliblement succombé, sans le dévouement de Schouardin, lieutenant-colonel des chasseurs de Saône et Loire. Arrivé à un pont sur la Sèvre près Clisson, il pose deux pièces de 8, demeure immobile à ce poste périlleux, y meurt avec cent de ses camarades, et assure ainsi la retraite. »
(édition de 1806, t. Ier, pp. 331)
« Les Mayençais, poursuivis avec acharnement dans l’espace de trois lieues, eussent infailliblement succombé, sans le dévouement de Schouardin, lieutenant-colonel des chasseurs de Saône et Loire. Arrivé à Gétigné, il fait volte-face, pose deux pièces de huit, demeure immobile à ce poste périlleux, y meurt avec cent de ses camarades, et assure ainsi la retraite. »
(édition de 1807, t. Ier, pp. 330-331)
« Poursuivis avec acharnement dans l’espace de trois lieues, les Mayençais eussent infailliblement succombé, sans le dévouement du lieutenant-colonel Schouardin, des chasseurs de Saône et Loire. Arrivé au pont de Boussay, Kléber lui dit : "Faites-vous tuer là avec votre bataillon. – Oui mon général, répond Schouardin." Il pose deux pièces de huit, demeure immobile à ce poste périlleux, et assure ainsi la retraite en mourant avec une centaine de ses soldats. »
(édition de 1820, t. II, pp. 40-41)
(Merci à Michel Chatry et à Pierre Gréau)
Complément d'information (23 mai 2021) – Un lecteur m'a fourni un extrait du livre d'André Godard, Le tocsin national (2e édition, 1906). Au chapitre « Torfou », on lit ceci : « Chevardin est tombé au ruisseau de la Gressière, non sur la Sèvre, que les Mayençais laissèrent toujours à deux kilomètres au sud-ouest. Il devenait donc possible que Chevardin fût tombé là, soit qu'un pont eût autrefois existé, soit qu'on eût donné ce nom aux quelques pierres qui servent à franchir le ruisseau. Alors, ce fut une affirmation unanime de la famille : oui, c'était bien ici, au Pont Nantais et sur les prés du ruisseau. L'épisode est demeuré vivant dans le pays ».
(Merci à Philippe Audouin)