Le conventionnel Louis Turreau n’a pas la célébrité de son sinistre cousin, le commandant des Colonnes infernales, au point que les historiens confondent parfois les deux hommes. Jeune arriviste amateur de « cougar », fort en goule plus qu’en actes, politicien exalté mais terroriste fanatique, et cocu par Bonaparte ! sa vie fut pourtant un véritable roman qui s’acheva il y a tout juste 220 ans.
Louis Turreau de Linières naquit à Évreux le 18 septembre 1761 (1). Engagé dans le métier des armes pour échapper, dit-on, aux accusations de larcin dans la caisse de son père, il fit carrière pendant les dernières années de l’Ancien régime.
De retour à la vie civile, il rencontra en 1788, au château de Ravières, en Bourgogne, une veuve dont le charme résidait moins dans l’âge – elle frisait la cinquantaine – que dans le riche patrimoine. Après une cour assidue, il finit par l’épouser le 31 août 1789. Cette noble dame, née Marie Adélaïde Minard de Velars, avait perdu son précédent mari, Jean-François d’Avout, d’un accident de chasse en 1779.
Elle avait eu un fils prénommé Louis Nicolas, alors âgé de 19 ans – quand Louis Turreau n’en avait que 28 –, dont Napoléon fera plus tard un maréchal de France (2). Ce mariage ne fut pourtant pas du goût de la famille de la mariée. Faute de parents présents, celle-ci dut quérir ses domestiques et deux bourgeois des environs comme témoins.
Un mariage utile pour une ascension fulgurante
Le jeune marié ne tarda pas à se jeter, avec la même fougue, dans les événements de la Révolution. Élu maire de Ravières en mars 1790, grâce aux relations de sa femme, il se fit remarquer dans les clubs d’Auxerre et se lia avec les meneurs locaux, notamment Le Pelletier de Saint-Fargeau.
Profitant de ces soutiens, Louis Turreau fut élu administrateur du département de l’Yonne (c’est-à-dire conseiller général) en avril 1790, puis suppléant à la Législative en septembre 1791. Mais il lui fallut attendre un an avant de siéger comme député, cette fois dans les rangs de la Convention nationale, après son élection comme représentant du peuple le 5 septembre 1792.
Il emménagea alors au Palais royal, devenu « Palais de l’Égalité », près des maisons de jeu et de joie. Son épouse ne le suivit pas, semble-t-il ; leur union mal assortie battait déjà de l’aile et la nouvelle loi sur le divorce allait bientôt les délier l’un de l’autre.
À la Convention, Louis Turreau siégeait du côté de la Montagne, parmi les plus députés les plus exaltés. C’est donc sans surprise qu’on le vit voter pour la mort de Louis XVI, comme Le Pelletier de Saint-Fargeau qui en paya le prix en périssant sous le poignard d’un royaliste. Turreau ne semble pas avoir manifesté d’émotion particulière à la mort de son mentor, sinon la peur d’en partager le même sort.
Le représentant en mission Turreau
Il accepta ainsi de bon gré de quitter Paris, le 9 mars 1793, pour une mission dans l’Aube et l’Yonne, afin de surveiller l’acheminement des convois de blé destinés à la capitale. Il se signala moins pas son efficacité que par son obsession à destituer les autorités locales, à pourchasser les prêtres et exiger que toutes les cloches soient fondues pour en faire des canons.
Trois mois plus tard, en juin 1793, le Comité de salut public affecta ce bouillonnant représentant en mission auprès des armées républicaines envoyées combattre l’insurrection vendéenne. Il s’acquitta de sa tâche avec un zèle tout révolutionnaire, aux côtés de son collègue icaunais Pierre Bourbotte, jusqu’au début de l’année 1794, époque à laquelle il assista à la reprise de l’île de Noirmoutier par les républicains et à l’exécution de d’Elbée.
Le représentant Turreau assista à l'interrogatoire de d'Elbée, à Noirmoutier,
et tenta même de compromettre le général vendéen comme on l'apprend ici.
Une nouvelle Madame Turreau…
Louis Turreau n’en oubliait pas pour autant ses affaires privées. Divorcé de Madame d’Avout à la fin de l’année 1793, il finit par la remplacer par une belle Versaillaise de 24 ans, Louise Félicité Marie Charlotte Gauthier, laissant son ancienne épouse gémir sous les verrous révolutionnaires en ces temps de Grande Terreur. Les deux jeunes gens convolèrent ainsi au matin du 27 juillet 1794, au moment même où se jouait à Paris le dernier acte de la tyrannie de Robespierre.
Moins d’un mois après, la Convention leur offrait leur voyage de noces dans le Sud en envoyant le représentant Turreau en mission à l’armée des Alpes et d’Italie, en compagnie de son collègue François Joseph Ritter, député du Haut-Rhin.
… séduite par Bonaparte
C’est à ce moment, à la mi-septembre 1794, que Bonaparte, un temps accusé de terrorisme, fut réinvesti dans ses fonctions militaires par les deux représentants et qu’il fit connaissance avec la ravissante Madame Turreau. Le futur empereur raconte à son propos, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, comment il entreprit de la charmer à sa manière : « La promenant un jour au milieu de nos positions, dans les environs du col de Tende, il me vint subitement à l’idée de lui donner le spectacle d’une petite guerre, et j’ordonnai une attaque d’avant-poste. Nous fûmes vainqueurs […] L’attaque était une pure fantaisie, et pourtant quelques hommes y restèrent ». Bien que son art de la séduction manquât de subtilité, Bonaparte semblait pourtant avoir conquis l’épouse frivole de ce représentant qu’il qualifiait lui-même d’« assez insignifiant ».
L’idylle ne fut toutefois que de courte durée. Bonaparte délaissa peu à peu sa maîtresse pour préparer l’expédition contre la Corse, mais conserva d’amicales relations avec le couple pendant l’année 1795.
Une fin de carrière peu glorieuse
La fin de la Convention ne profita guère à Louis Turreau qui ne put conserver son siège de député de l’Yonne au Conseil des Cinq Cents, faute du soutien de sa première femme. Bonaparte intervint alors pour lui procurer une fonction d’agent militaire chargé d’envoyer à l’armée tous les jeunes « muscadins » débraillés qui traînaient au Palais royal ou dans les cafés à la mode. Il accomplit cette besogne avec une vigueur qui le fit remarquer du ministre de la Police.
Turreau se montrait cependant bien moins exigeant avec ses propres obligations civiques lorsqu’il s’agissait pour lui de payer l’emprunt forcé. Arrivé sans le sou dans l’Yonne, il y avait acquis plusieurs biens nationaux qui lui valaient à présent cet impôt. Mais il n’était plus député, sa mission d’agent militaire était achevée et son ménage ne roulait pas sur l’or.
L’appui de Bonaparte, promu général en chef de l’armée d’Italie, lui procura une nouvelle fonction dans les services administratifs de cette armée. Il se trouvait encore à Paris, lorsqu’il apprit que son épouse lui avait donné une petite fille, Anne Louis Félicité, née le 21 août 1796.
Louis Turreau rejoignit l’armée d’Italie pour les derniers mois de sa vie tumultueuse. Il mourut en effet le vendredi 7 avril 1797 (18 germinal an V), à l’âge de 35 ans, à Coni, dans le Piémont.
Les circonstances de cette mort prématurée restent mystérieuses : certains y ont vu l’acte de vengeance d’un mari trompé qui aurait assassiné le séducteur ; d’autres ont écrit que Turreau était mort de chagrin en raison de la légèreté de sa femme, bien que cette inconduite ait opportunément servi sa carrière. Quoi qu’il en soit, l’une ou l’autre raison demeure vraisemblable au regard de ce que fut sa vie.
(1) On trouve beaucoup d’imprécisions dans sa naissance, parfois localisée à Orbec à des dates diverses situées entre 1760 et 1765 (et même 1741 sur le site de l’Assemblée nationale qui référence tous les noms des députés). Louis Turreau est bien le cousin de Louis Marie Turreau, qui commandait les Colonnes infernales au début de l’année 1794 ; leurs pères étaient frères.
(2) Le maréchal Davout, duc d'Auerstaedt, prince d'Eckmühl.