Deux ans après la dernière tentative de soulèvement en Vendée en 1832, les députés débattent d’une loi visant à accroître les effectifs et les pouvoirs de la gendarmerie dans les départements de l’Ouest. L’un d’eux, le poète Alphonse de Lamartine, s’oppose à l’un des articles en évoquant, en termes élogieux, la Grande Guerre de 93 : « une des plus sublimes émotions armées d'un peuple dont l'histoire ait gardé le souvenir ». 

Lamartine

Voici le discours qu’il tint à la tribune de l’Assemblée le lundi 3 février 1834 : 

Messieurs,

Je n’ai que peu de mots à dire à la Chambre ; nous déplorons tous, avec l’honorable rapporteur de la Commission, des désordres qui désolent encore les départements de l'Ouest, et dont il vient de nous faire l'affligeant tableau (1) ; nous apportons tous la même sincérité dans notre désir de les voir cesser ; ces désordres ne pourraient profiter qu’aux ennemis de la France, et il n’y en a point ici. Seulement, Messieurs, je n’attribuerai pas, comme le rapporteur de la Commission et les orateurs qui l’appuient, les inquiétudes et les malheurs actuels de la Vendée aux instigations secrètes d’une opinion politique qui les désavoue maintenant. (Légers murmures.)

Une voix : Cette opinion politique a constamment désavoué tout désir d’alliance avec l’étranger.

M. de Lamartine (2) : Ces désordres, ces crimes qui ensanglantent le pays, ne peuvent être attribués à la généralité d’une opinion qu’ils décréditent dans l’esprit des populations au lieu de la servir ; on ne se fait pas populaire en désolant et en ravageant son pays. Sans inculper ni un parti ni l’autre, attribuons-les avec plus de justice aux suites inévitables d’une longue commotion politique, aux malheurs des temps, dont tous gémissent et dont personne n’est seul responsable. (Mouvements divers.)

M. Augustin Giraud (3) : Je demande la parole.

M. de Lamartine : Je ne viens donc ni approuver dans son ensemble ni combattre dans tous ses détails le projet de loi qui vous est soumis. Je reconnais avec la commission et avec vous que des mesures d’ordre et de pacification sont nécessaires à la suite de troubles civils ; je reconnais surtout que l’intervention de la garde nationale dans ces circonstances est de nature à aggraver le mal au lieu d’y porter remède. Vous n’avez point oublié que la garde nationale est pour ainsi dire exceptionnelle dans ces contrées, et qu’elle n’y représente qu’une seule opinion ; il serait donc à craindre, selon moi, que cette garde nationale, tout en combattant pour l’ordre et la sécurité de tous, ne combattît quelquefois avec l’irritation, avec la colère que donne une cause politique, une cause personnelle, et non avec l’impartialité de la loi, avec l’impassibilité d’une magistrature armée. Des corps étrangers au pays, des corps neutres, me paraissent préférables dans des départements où l’on veut apaiser jusqu’aux dernières convulsions des partis.

Mais, Messieurs, il y a dans le projet de loi un article que vous ne laisserez sans doute pas subsister, c’est l’article 3, qui attribue aux sous-officiers des corps de gendarmerie que l’on veut former, les pouvoirs d’officiers de police auxiliaires du procureur du Roi. Ces pouvoirs, vous les connaissez ; ils consistent à agir dans le cas de flagrant délit, à rechercher, à saisir, à emprisonner les prévenus, à remplacer en un mot les maires et les procureurs du Roi. Que de pouvoir, que de responsabilité, Messieurs, sur un seul homme, sur un homme que nous devons présumer honnête et capable sans doute, mais qui n’offre cependant d’autre garantie que le sabre qu’il porte !

Sans doute, Messieurs, s’il n’y avait dans la Vendée que des brigands et des réfractaires, nous ne contesterions aucune des mesures propres à les réprimer. Nous réprouvons tous les crimes individuels ou collectifs qui affligent ce malheureux pays, et qui n’ont que trop souvent lieu à la suite des luttes entre concitoyens. Ces hommes qui se parent en vain des couleurs d’une opinion ou d’un parti, n’appartiennent en réalité à aucune opinion, à aucun parti, et les déshonorent tous.

Une voix : Pourquoi donc certaines feuilles légitimistes font-elles leur apologie ? 

M. de Lamartine : Qu’importent les feuilles légitimistes ? (après avoir attendu que le silence soit rétabli) : Nous condamnons unanimement ces crimes, Messieurs, et il n’est, je pense, aucun de vous qui refuse son concours à leur répression.

Mais il y a dans la Vendée, Messieurs, autre chose que des brigands et des réfractaires ; il y a les restes fumants d’une lutte intestine ; il y a une population irritable, inquiète, et saignante encore des suites de trois guerres civiles. Que chacun qualifie ces guerres civiles selon son opinion, elles ne furent cependant ni sans cause, ni sans excuse, ni sans gloire ! (Bruit.)

Plusieurs voix : En 1793, peut-être ; mais aujourd’hui ce ne sont plus que d’infâmes brigandages

M. de Lamartine : Ces guerres civiles déchirèrent le sein de la patrie, mais elles préparèrent des pages impérissables aux fastes de la bravoure et de l’héroïsme français. (Interruption prolongée.)

Voix confuses : Il n’y a pas de gloire à piller les diligences, à assassiner les citoyens paisibles… Faites donc aussi l’éloge des chauffeurs (voir note 1) ! (Tumulte.)

M. de Lamartine : La guerre dont je parle, celle de 93, fut une des plus sublimes émotions armées d’un peuple dont l’histoire ait gardé le souvenir ! La postérité sera pour elle plus équitable que le temps présent ; elle ne dira point que cette guerre fut une résistance à la liberté : la liberté de 93 que la Convention envoyait aux Vendéens à la pointe des baïonnettes, n’était que la plus intolérable et la plus sanguinaire des tyrannies ! Tandis que le reste de la France combattait pour la liberté sur nos frontières, eux aussi ils combattaient pour ce qu’il y a de plus réel, du plus inaliénable dans la liberté des hommes, pour leurs lois, pour leurs mœurs, pour leur religion violées ; et ils méritèrent à ce titre d’être comptés au nombre de ses plus intrépides défenseurs. (Marques d’incrédulité.) 

M. Laugier de Chartrouse (4) : Très bien ! (Longue explosion de murmures dans tout le reste de l’assemblée.) 

M. de Lamartine : Plus tard ils combattirent sans doute contre des pouvoirs plus nationaux : leur lutte fut fatale peut-être, mais ce fut du moins une lutte au grand jour, une lutte à armes loyales ! Ce fut encore de la guerre civile, c’est-à-dire une chose que le succès juge, que la morale et la politique réprouvent quand elle n’est pas justifiée par l’excès même de la tyrannie, mais que la conscience des nations ne flétrit du moins jamais comme les crimes et les excès isolés auxquels il s’agit aujourd’hui de mettre un terme.

Maintenant la guerre civile n’existe plus ; les armes sont déposées, la colère des populations s’apaise, mais s’apaise lentement ; une étincelle suffirait pour la rallumer. (Cris : Non, non !) Cette étincelle, Messieurs, ce serait un acte d’oppression, une menace, une imprudence, une erreur peut-être de la part des agents du pouvoir ; et, dans un tel état de choses, en présence d’éléments aussi incendiaires, vous donneriez des pouvoirs si étendus à un simple sous-officier de gendarmerie ! Vous confieriez de si grandes et si précieuses destinées à l’arbitraire d’un soldat ! Vous remettriez le sort de populations entières, la guerre ou la paix peut-être, à un homme à qui dans les temps ordinaires, vous ne confieriez pas le sort d’un seul prévenu ? 

Plusieurs membres se levant : Vous justifiez, vous préconisez la guerre civile

M. Chaigneau (5) : Je demande la parole.

M. de Las Cases fils (6) : Il n’y a là que du brigandage.
   

Attaque de diligenceAttaque d'une diligence en Bretagne sous la monarchie de Juillet
   

M. de Lamartine : Craignez vous-mêmes de jeter des matières inflammables au milieu de ces éléments de discorde.

M. Chaigneau : Ce sont vos paroles qui peuvent devenir des brandons de guerre civile. (Agitation.)  

M. de Lamartine : Non, Messieurs, vous n’y consentirez pas ; vous repousserez une si périlleuse  responsabilité ! vous ne confierez qu’à toute la prudence du gouvernement, à toute sa sagesse des magistrats, à toute l’impartialité de la loi le sort des prévenus dans les départements de la Vendée ; s’il fallait jamais sortir du droit commun, ce serait pour en multiplier et non pour en affaiblir les garanties  dans des contrées où l’on veut enlever tout prétexte à la discorde et aux animosités politiques. Au lieu de sous-officiers de gendarmerie, envoyez plutôt des magistrats, des commissaires pacificateurs qui soient autorisés à faire des instructions sommaires et à donner des sauf-conduits : leur action sera plus efficace, parce qu’elle sera toute pacifique

Mais, Messieurs, il est un moyen plus sûr de pacifier entièrement la Vendée ; c’est une amnistie. (Mouvement prononcé de dénégation.) 

Voix à droite : Que les chouans commencent par mettre bas les armes, on verra ensuite.

M. de Lamartine : Ce moyen, c’est une amnistie sincèrement promulguée, loyalement exécutée. Que la Chambre la demande, que le gouvernement la proclame, qu’il étende le voile de l’oubli sur les tentatives impuissantes de toutes les opinions politiques ! (Nouvelle et plus vive interruption.) 

Membres de la droite : Nous savons à quoi ont servi les sauf-conduits et les moyens de douceur depuis la révolution de juillet.

M. de Lamartine : Je n’accuse point le gouvernement de persécuter des opinions ; je sais qu’il a essayé de résister souvent à cette pente glissante des réactions, ou tous les partis vainqueurs cherchent à entraîner les gouvernements ; mais, je dois le dire avec la même franchise, le gouvernement ne m’a pas paru comprendre assez ce qu’il y a de force gouvernementale dans la grandeur, dans l’élévation, dans la générosité d’une haute politique ; la générosité est sympathique aux masses parmi nous, elle est communicative de sa nature, et on en inspire aux autres en en montrant soi-même. Il serait cependant si beau, si neuf, si rare, et je dirai si facile, de gouverner un peuple par ses vertus, qu’il faudrait enfin le tenter, ne fût-ce que pour l’honneur de l’espèce humaine ! (Légères marques dubitatives.)

Que le gouvernement en fasse l’épreuve, Messieurs, qu’il permette aux fugitifs, aux proscrits, aux victimes de toutes les opinions de rentrer en paix dans leurs foyers, sans crainte d’y être inquiétés pour un passé déjà loin de nous ; et je ne crains pas d’assumer la responsabilité de mes paroles, l’ordre ne tardera pas à renaître dans la Vendée ! La guerre civile n’est plus dans le cœur de personne ; il n’y a que la persécution et la menace qui, en prolongeant les inquiétudes, pourraient la faire rêver encore ; mais elle ne renaîtra pas : la France est trop forte pour la craindre, la Vendée est trop française pour la faire, enlevons-lui son dernier prétexte en effaçant cet article de la loi qu’on nous propose, et que tout ce qui est digne du beau nom de Français, repose enfin à l’abri des mêmes lois, des mêmes garanties. 

Montrons-nous justement avares, de ces exceptions à la loi commune que tous les gouvernements ne sont que trop enclins à demander ; la légalité ne nous appartient pas, nous n’avons donc pas le droit de la sacrifier ; elle est la propriété de tous, car elle est le droit de tous ; elle est le sol moral de la patrie ; si nous le laissons envahir pour les autres, il nous manquera bientôt à nous-mêmes. 

Je vote pour le projet de loi, mais contre l’art. 3 qui confère des pouvoirs exceptionnels aux sous-officiers du corps de gendarmerie.

Hélas pour Lamartine, la loi fut votée le 23 février 1834, avec son article 3 : « Les fonctions de police judiciaire attribuées aux commandants de compagnie et aux lieutenants de gendarmerie par les articles 194, 195 et 196 de la Loi du 28 germinal an VI, et par les articles 48 et 19 du Code d'instruction criminelle, sont également attribuées aux maréchaux des logis et aux brigadiers de la gendarmerie dans les départements des Côtes-du-Nord, des Deux-Sèvres, du Finistère, d'Ille-et-Vilaine, de la Loire-Inférieure, de Maine-et-Loire, de la Mayenne, du Morbihan, de la Sarthe et de la Vendée ». 
   


Notes : 

  1. Des bandes armées s'étaient constituées dans les années 1832-1833, formées d'insoumis qui écumaient les campagnes et s'en prenaient à des représentants de l'autorité civile ou militaire. Leurs actions s'apparentèrent parfois à un véritable brigandage. 
  2. Alphonse de Lamartine (1790-1869) fut député sous la monarchie de Juillet, d’abord du département du Nord (1833-1837) puis de la Saône-et-Loire (1837-1848). Il sera également élu député sous la IIe République. 
  3. Augustin Giraud (1796-1875), né à Angers, fut député du Maine-et-Loire sous la monarchie de Juillet, de 1831 à 1837, puis sous la IIe République. 
  4. Guillaume Meiffren-Laugier de Chartrouse (1772-1843), député des Bouches-du-Rhône de 1829 (à la fin de la Restauration) jusqu’en 1834. 
  5. Émile Chaigneau (1795-1881), né à Vouvant, fut député de la Vendée sous la monarchie de Juillet de 1831 à 1846. 
  6. Emmanuel-Pons-Dieudonné de Las Cases (1800-1854), fut député du Finistère sous la monarchie de Juillet de 1830 à 1848. Il était le fils d’Emmanuel-Auguste-Dieudonné de Las Cases (1766-1842), député de la Seine de 1831 à 1842.