Les souvenirs recueillis par l’abbé Augereau réservent bien des surprises. L’un d’elles concerne le combat de Saint-Gilles, en juin 1815, au cours duquel le général Grosbon fut tué par un tireur d’élite des Deux-Sèvres. 

Debarquements de Croix-de-VieCarte des débarquements d'armes en juin 1815 (flèche rouge) localisés sur la carte de Cassini. Les positions des forces royalistes sont indiquées par une fleur de lys jaune, celles des impériaux par des aigles sur fond bleu.
  

On connaît les circonstances de cet épisode des Cent-Jours en Vendée. Apprenant la présence de navires anglais au large de Croix-de-Vie, le général Travot ordonna l’envoi de deux brigades sur la côte : la première, commandée par le général Grosbon (1), vers Saint-Gilles, pour empêcher un débarquement d’armes anglaises aux troupes de Louis de La Rochejaquelein (2) ; la seconde, commandée par le général Estève (3), vers Saint-Jean-de-Monts, pour couper leur retraite.

« Grosbon atteint Saint-Gilles, dans l’après-midi du 2 juin ; il a sous ses ordres trois cents hommes. Cette petite troupe embusquée dans les maisons, fusille par les fenêtres les paysans occupés, de l’autre côté de la Vie, au débarquement. Un peloton, placé dans le clocher, gêne particulièrement les royalistes (…) La nuit fit cesser le combat. Il reprit à l’aube. On s’attendait à voir Grosbon tenter le passage de la rivière ; il n’en fit rien et le feu de mousqueterie continua (…) Un paysan maraîchin, bon tireur, qui guettait, pour lui lâcher un coup de fusil, le général impérial, posté avec sa longue-vue dans le clocher, le vit montrer la tête par une lucarne, l’ajusta, fit feu et le tua. » Voilà comment Émile Gabory rapporte l’événement, d’après les Mémoires de Canuel (4).
  

Eglise de Saint-GillesL'église de Saint-Gilles. On mesure l'acuité visuelle du tireur vendéen au regard de l'étroitesse des ouvertures du clocher, sachant en outre qu'il se trouvait du côté de Croix-de-Vie. À proximité, une rue a reçu le nom du général Grosbon.
     

Le témoignage d’un combattant des Deux-Sèvres

Or, l’abbé Augereau rencontra un jour un témoin de cet affrontement entre royalistes et impériaux, et son récit nous apporte quelques nuances, avec un brin d’humour assez savoureux. En voici la retranscription (5) :

En 1852 et les années suivantes, j’avais pour maçon le nommé Jacques Boutaud, originaire de la Petite-Boissière, près de Châtillon (6). Il prit part à l'insurrection de 1815, et il était de l'expédition de Saint-Gilles.

Un jour il se mit à me raconter sa campagne, et je dois dire qu'il en parlait sans aucun enthousiasme. « Nous étions de vrais innocents, me disait-il ; pour la plupart nous n'avions jamais manié un fusil. Aussi, quoique nous fusions près de deux mille hommes à Saint-Gilles, deux cents soldats bien décidés eussent pu, à leur choix, nous jeter tous à la mer ou à la rivière. »

Cependant Boutaud n'était pas le premier venu, car on lui donna le commandement de quarante hommes, avec la mission de garder les bateaux qu'on avait rassemblés pour le passage de la rivière. Il les garda si bien, que les habitants de Croix-de-Vie et de Saint-Gilles vinrent les enlever sous son nez. Quand on voulut s'en servir, il n'en restait plus un seul ; il fallut les requérir de nouveau.

– Pourtant, lui dis-je, vous vous êtes battus à Saint-Gilles, puisque vous avez tué un général…

– Un général ! nous n'avons tué ni général ni soldats, car nous ne nous sommes pas battus du tout, et ce fut fort heureux pour nous ; ceux qui vous ont dit le contraire vous ont trompé.

– Apparemment que vous n'avez pas tout vu, car le général Grosbon fut tué à Saint-Gilles ; c'est une chose connue et tout à fait certaine ; moi-même, j'ai vu dix fois sa tombe dans le cimetière des Sables.

– Ce n'est pas possible ! Il n'y eut qu'un seul coup de fusil tiré à Saint-Gilles ; il fut tiré à côté de moi, j'en suis parfaitement sûr.

– Ce coup de fusil ne fut-il point tiré sur le clocher ?

– Oui, c'est vrai.

– Eh bien ! racontez-moi l'histoire de ce coup de fusil ; peut-être serons-nous d'accord ensuite.

– Voici : pendant que nous étions tous à nous morfondre, en attendant nos chefs, qui étaient allés je ne sais où, un homme parut dans l'une des fenêtres du clocher, et il se mit dans une position plus qu'insolente. Le nommé Debry (7), de Châtillon, qui avait fait la première guerre et n'avait pas froid aux yeux comme nous, se tourna vers moi et me dit : « Vois-tu ce polisson, là-haut ? Apparemment qu'il a besoin de l'apothicaire : je vais lui en servir ». En disant ces mots, il le mit en joue, et lui envoya son coup de fusil.
– Avez-vous cru que cet homme avait été tué ?

– Je ne le croyais pas, ou pour mieux dire, je n'en savais rien, et Debry n'en savait rien non plus, car je l'ai vu bien des fois depuis ; or jamais il ne m'en a parlé.

– N'avez-vous rien remarqué, après que Debry eut tiré ? Cet homme est-il resté à sa place ? A-t-il fait quelque mouvement ? Quelqu'un a-t-il paru à côté de lui ?

Cet homme disparut aussitôt dans le clocher ; il eut l'air de glisser le long du mur, et je crus remarquer une sorte de mouvement de bascule, comme si la tête eût emporté le reste et fût descendue la première (8).

Tel fut le récit de Boutaud. Je ne puis contrôler son témoignage, mais il avait l'air tout à fait de bonne foi. Pour moi, je suis certain de reproduire fidèlement sa narration ; je n'y ai fait d'autre changement que de traduire plusieurs de ses expressions.

Si l’on peut douter qu’un seul coup de feu ait été tiré au cours de ces opérations de débarquement d’armes, alors que les royalistes et les impériaux se faisaient face de part et d’autre de la Vie, ces souvenirs de Jacques Boutaud nous auront au moins dépeint l’état d’esprit de combattants de l’époque, ainsi que le nom de celui qui tira sur le général Grosbon. Rappelons enfin que celui-ci n’est pas mort sur le coup, mais des suites de ses blessures, aux Sables-d’Olonne, le mercredi 7 juin 1815.
  


Notes :

  1. Pierre-André Grosbon (Saint-Méen 1767 – Les Sables-d’Olonne 1815), général de la Révolution et de l’Empire. D'après la Biographie des célébrités militaires des armées de terre et de mer de 1789 à 1850par Charles Mullié (1851), Grosbon aurait combattu les Vendéens dès 1793, et les Chouans jusqu’en 1796. Mais on ne le trouve pas dans la liste des généraux et officiers républicains qui ont participé aux guerres de l'Ouest (1793-1796), établie par Jacques Hussenet en 2013, ni même dans les six volumes du Savary. 
  2. Le frère cadet d’Henri de La Rochejaquelein : Patrick Avrillas, Le panache de Louis de La Rochejaquelein, Revue du Souvenir Vendéen n°277 (hiver 2016), pp. 4-20. Du même auteur et sur le débarquement de Croix-de-Vie en juin 1815, on lira : Les débarquements d’armes au temps des guerres de Vendée, Revue du Souvenir Vendéen n°276 (automne 2016), pp. 3-20.
  3. Étienne Estève (Castelnaudary 1771 – Castelnaudary 1844), général de la Révolution et de l’Empire, prit part à la guerre de 1815 en Vendée, au combat de  Saint-Gilles (2-3 juin) et aux Mathes (4 juin)
  4. Émile Gabory, Les guerres de Vendée, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, pp. 822-823. – Simon Canuel, Mémoires du la guerre de la Vendée en 1815, 1817, pp. 157-161. – À noter que le paysan tireur d'élite n'était pas maraîchin, comme on le voit plus loin. 
  5. Abbé Louis Augereau, La mort du général Grosbon en 1815, Revue de Bretagne et de Vendée, 1879, pp. 29-31. À la suite de mon article sur l’abbé Augereau, Jean-Philippe Poignant en a signalé un autre, sur la bataille de Boismé, dans la Revue de Bretagne et de Vendée, publié par La Maraîchine normande.
  6. Châtillon-sur-Sèvre, ancien nom de Mauléon (Deux-Sèvres). Je n’ai pas pu (encore) identifier ce Jacques Boutaud. Son nom n'apparaît pas dans les demandes de pension des combattants des Deux-Sèvres. 
  7. Dans les secours alloués aux anciens combattants vendéens des Deux-Sèvres en 1827, on trouve un René-Alexandre Debry, de Châtillon, désigné comme capitaine. Il est décédé à Châtillon-sur-Sèvre le 5 juillet 1839 à l’âge de 69 ans. Fils de René Debry et Marie-Anne Guicheteau, il est né le 2 avril 1769 (d’après la généalogie de Xavier Maudet sur Généanet).
  8. « Il observait les Vendéens par une petite fenêtre du clocher, lorsqu'un paysan qui l'aperçut lui tira un coup de fusil et le tua. Mais une autre version, que j'ai recueillie d'un témoin oculaire, donne à sa mort une autre cause. Grosbon aurait eu la fantaisie d'insulter les Vendéens d'une manière peu digne d'un général, et il eût payé de la vie sa vilaine incartade » (Abbé Augereau, ibidem)