Les deux affaires s’inscrivent dans le sinistre tableau des actions de Carrier à Nantes : l’expédition des 132 Nantais et la noyade de 58 prêtres angevins dans la Loire en décembre 1793. Mais savait-on qu’un lien existait entre les deux ?

SHD B 5 7-73Extrait de la lettre de Carrier au Comité de Salut public,
11 décembre 1793 (A.D. 85, SHD B 5/7-73)

  

Le 12 novembre 1793, agitant la menace d’un complot contre les autorités de la ville et les représentants du peuple, le comité révolutionnaire de Nantes fit arrêter plus de cent trente riches négociants, considérés comme coupables de modération et enviés pour leur fortune. Ils furent enfermés à l’Éperonnière, à la sortie de Nantes sur la route de Paris. Peut-être envisageait-on déjà de les expédier vers la capitale où la justice de l’implacable Tribunal révolutionnaire ne leur aurait laissé aucune chance de survie, car personne ne trouva rien de tangible à reprocher à ces suspects rapidement devenus trop encombrants.

Le 27 novembre, les détenus de l’Éperonnière apprirent qu’ils allaient être transférés vers un autre lieu. Le lendemain, ils prirent le chemin d’Angers et furent enfermés dans le Grand Séminaire, où ils « remplaçaient des prisonniers partis le matin pour une destination demeurée inconnue » (1). La suite de la douloureuse odyssée des 132 Nantais – qui, victimes de la faim, du froid et de la maladie, ne seront bientôt plus que 110 –, les conduira jusqu’à Paris. Ils deviendront bien malgré eux l’instrument de la chute de Carrier. Leur procès, ouvert après les événements de Thermidor, vit en effet cette affaire se retourner complètement, les accusés devenant des persécutés qui seront acquittés, et les agents de la Terreur à Nantes des coupables qui seront condamnés (2).

Revenons à ces prisonniers du Séminaire d’Angers, partis « pour une destination demeurée inconnue » ? Il s’agissait de 69 prêtres « qui avaient été confiés à un gendarme nommé Poitras pour être conduits et embarqués au Port-Ligny (3), le 9 frimaire an II (29 novembre 1793) » (4). D’après Godard-Faultrier, six d’entre eux avaient été noyés au cours du voyage à Nantes, à la hauteur de la Baumette (5). Le sort des autres était scellé. Dans une lettre à la Convention datée du 20 frimaire (10 décembre 1793), où il annonçait une victoire remportée sur Charette, Carrier écrit : « Mais pourquoi faut-il que cet événement ait été accompagné d’un autre, qui n’est plus d’un genre nouveau (6) : cinquante-huit individus (7), désignés sous le nom de prêtres réfractaires, sont arrivés d’Angers à Nantes ; aussitôt ils ont été enfermés dans un bateau sur la Loire ; la nuit dernière, ils ont tous été engloutis dans cette rivière. » Et de conclure par cette phrase demeurée célèbre : « Quel torrent révolutionnaire que la Loire ! » (8)

Alors quel lien existe-t-il entre ces deux groupes de victimes de la Terreur, sinon que les seconds ont pris la place des premiers dans la prison du Séminaire d’Angers ? Il faut le chercher dans les écrits de Carrier en personne. Le 21 frimaire an II (11 décembre 1793), le représentant du peuple glisse dans une lettre de quatre pages au Comité de Salut public, une phrase bien curieuse : « Les 58 prêtres arrivés d’Angers ont péri sur la Loire ; que sont devenus les 130 contre-révolutionnaires que j’ai envoyés en échange à Angers ? On ne m’en donne pas de nouvelles aussi positives… » (9)

Mais avec qui Carrier avait-il conclu cet échange pour liquider ces deux groupes de prisonniers ? Un accord noyade contre noyade avec son collègue Francastel ? Je n’en ai pas trouvé de trace. Le représentant du peuple envoyé à Angers avait sûrement d'autres préoccupations plus urgentes en raison de la menace que l'armée vendéenne faisait planer sur la ville à cette époque (10). En tout cas, bien qu'il fût aussi féroce que Carrier, Francastel fut plus malin que lui pour échapper à la justice des hommes.

  


Notes :

  1. Alfred Lallié, Les 132 Nantes, 1894, rééd. Pays et Terroirs, 1994, p. 35.
  2. Tous ne paieront pas pour leurs crimes, hélas, car seuls Carrier, Pinard et Grandmaison furent condamnés à mort.
  3. Ancien port d’Angers situé au pied du château.
  4. Alfred Lallié, Carrier et la Terreur nantaise, 1901, rééd. Pays et Terroirs, 1994, note p. 126.
  5. Godard-Faultrier, Le Champ des Martyrs, 1869, note p. 110.
  6. Une première noyade en Loire avait déjà eu lieu dans la nuit du 16 au 17 novembre 1793.
  7. Sur la contestation du nombre de ces prêtres de la deuxième noyade, on lira Alfred Lallié, Les noyades de Nantes, 1879, rééd. Pays et terroirs, 2001, pp. 22-23.
  8. Le Moniteur, 26 frimaire an II.
  9. A.D. 85, SHD B 5/7-73, 11 décembre 1793. Carrier espérait sûrement qu’on le débarrassât de ces « 130 contre-révolutionnaires » de la même façon que lui l’avait fait pour les 58 prêtres d’Angers. Mainguet, membre du comité révolutionnaire de Nantes, déclara que « lors du départ des négociants pour Paris, il (eut) connaissance que Goullin et Chaux dirent au bureau que ces individus n’iraient pas jusqu’à Paris et qu’ils pensaient bien qu’ils seraient noyés auparavant » (Bull. du Trib. révolutionnaire, VI, 242, cité par A. Lallié, Les 132 Nantais, op. cit., p. 39).
  10. Sur le chemin du retour de sa virée d'outre-Loire, l'armée vendéenne assiégea en vain Angers les 3 et 4 décembre 1793.