Le registre des décès de 1793 à Noyal-Muzillac (Morbihan) renferme un acte peu commun qui consigne collectivement la mort de six jeunes hommes fusillés « comme déserteurs ».
Acte de décès des six fusillés du 1er décembre 1793 à Noyal-Muzillac
(A.D. 56, Décès 1793-1794, vue 15/24)
L’acte de décès est daté du « deuxième jour de décembre mil sept cent quatre vingt treize ou l’onze frimaire l’an second de la république française ». Problème : le 11 frimaire an II correspond au 1er décembre 1793, mais il n’est pas rare que des officiers d’état civil s’embrouillent entre les calendriers républicain et grégorien. Celui qui nous intéresse ici, le citoyen Marin Collin, enregistra la déposition de Joseph et François Paulay, père et fils, tous deux tisserands, et François Thoman, couvreur en paille.
Les trois individus lui déclarèrent que le jour d’hier, soit le 1er décembre, sont morts : François Lescops, âgé d’environ 30 ans ; Guillaume Lescops, son frère, âgé d’environ 25 ans ; Guillaume Dréano, âgé d’environ 28 ans ; Jan Rival, âgé d’environ 20 ans ; Pierre Le Metere, âgé d’environ 20 ans ; et Jacques Mary, âgé d’environ 27 ans ; tous habitants de cette paroisse. L’officier public nota qu’il se rendit sur les lieux pour constater ces décès, sans toutefois en préciser les circonstances.
Ce n’est que bien plus tard, semble-t-il en 1875, qu’une note marginale apporta une précision sur ces six décès : « Il est reconnu que ces six jeunes hommes, cernés dans l’église de cette paroisse, avec les habitants le 1er dimanche de l’avent, auraient été pris et fusillés sur le champ, les uns dans la partie nord du cimetière qui entoure l’église, les autres dans les environs du bourg ». Deux mots furent inscrits dans l’interligne, après « fusillés » : « comme déserteurs » (1).
Notons d’abord que les âges indiqués dans l’acte de décès ne sont pas tous exacts :
- François Lescops (ou Lescob/Lescop) est né à Noyal-Muzillac le 12 mars 1763 ; son frère Guillaume Ignace le 9 juin 1771. Ils étaient les fils de Laurent Lescob, tailleur d’habits, et Olive Guillotin.
- Guillaume Dréano est né le 25 avril 1765, même paroisse, de Julien Dréano, cordonnier, et Thérèse Le Roux.
- Jan Rival est né le 13 janvier 1774, même paroisse, de Jean Rival et de Louise Jeanne Guiho.
- Pierre Le Métere (ou Le Meter) est né le 23 janvier 1774, même paroisse, de Paul Le Métere, maréchal, et Marie Pinuizic.
- Jacques Mary est né le 22 août 1768, à Bourg-Paul-Muzillac, de Pierre Mary et Jeanne Rio. Il s’est marié le 27 juillet 1789 à Noyal-Muzillac avec Sébastienne Paulay.
La mission de Le Batteux dans le Morbihan
Que s’est-il donc passé le 1er février 1793 à Noyal-Muzillac ? Une pièce du procès de Carrier nous donne une réponse à cette question. Elle émane d’un certain Mancel, administrateur du Département du Morbihan, qui écrivit à la Convention nationale, le 18 vendémiaire an III (9 octobre 1794) : « Différents particuliers annoncèrent (au Département) que Le Batteux s’étoit porté à Noyal Muzillac avec son armée, qu’y ayant trouvé plusieurs habitants des campagnes rassemblés dans une église, en avoit fait fusiller huit. » On a vu plus haut que seuls les noms de six hommes ont été retenus.« Le Batteux a, dit-on, prétendu que ces huit particuliers luy avoient été désigné comme chef de l’attroupement qui avoit eu lieu dans cette commune », ajoute Mancel, qui écrit plus loin : « Puisque Le Batteux avoit une armée à sa disposition, il luy étoit facile de faire conduire ces huit particuliers dans les prisons pour être traduits devant les tribunaux (…) Ces huit malheureux furent fusillés, lorsqu’à l’arrivée de l’armée, ils se présentèrent pour sortir de l’église, et que deux d’entre eux avoient obtenu des certificats de civisme en bonne forme » (2).
Extrait de la lettre de Mancel (AN W 493-25)
Qui était ce Le Batteux, et en quoi avait-il affaire avec le représentant Carrier ? Né au Mans en 1766, François-Julien Le Batteux travaillait comme cuisinier chez les bénédictins de Saint-Sauveur de Redon, jusqu’à ce qu’un incendie (dont il fut accusé) détruisît une partie de l’abbaye le 14 février 1790. Il s’établit ensuite comme aubergiste, à la faveur de son mariage, le 13 avril 1790, avec Jeanne-Françoise Simon. Assez instruit et doué d’éloquence, il entra au comité de District en 1791, avant d’être nommé directeur des Postes, une fonction centrale utile pour surveiller toute correspondance suspecte.
C’est en octobre 1793, au cours de sa mission en Ille-et-Vilaine, que Carrier fit la connaissance de Le Batteux. Il apprécia tant son zèle révolutionnaire qu’il le choisit pour mener campagne contre « des rassemblements contre-révolutionnaires dans le Morbihan ; les premières explosions se sont manifestées à Rochefort, Musillac, Vannes et la Roche-Sauveur », annonce Carrier à ses collègues près l’armée de l’Ouest, le 24 novembre 1793 (3). Le même jour, il confia à Le Batteux le 5e bataillon du Bas-Rhin, commandé par le général Avril, et donna l’ordre de conduire cette force armée dans tous les cantons du Morbihan où des mouvements contre-révolutionnaires pouvaient se manifester. Citant Le Batteux, Carrier précisa : « Il fera mettre à mort tout individus qui (qu’il) trouvera formant des rassemblemens pour ce révolter contre la République et ferat incendier toutes leurs propriété et fera désarmer et arretter les gens suspec, etc. » (4).
On ne compte plus ses victimes exécutées sans jugement, ni les chapelles et villages incendiés dans plusieurs communes du Morbihan. C’est dans ce contexte qu’eut lieu l’affaire du 1er décembre.
L'église de Noyal-Muzillac au début du XXe siècle
Les six fusillés de Noyal-Muzillac
Venant de Questembert, la colonne de Le Batteux entra dans le bourg de Noyal-Muzillac le dimanche 1er décembre 1793, vers midi. Elle cerna l’église où les habitants s’étaient réunis, puis ordonna de livrer ceux qui s’étaient révoltés à Ambon (5) et de fournir 6.000 livres pour les frais de guerre (6). Mécontent de la réponse de la municipalité qui ignorait où se trouvaient ces révoltés, Le Batteux menaça d’incendier l’église et ordonna à ses soldats de charger leurs armes, comme s’il s’apprêtait à commettre un massacre.
À cet instant, Jacques Mary voulut se sauver par la porte du midi, mais il fut saisi par les cheveux, traîné jusqu’au portail où on l’attacha avec François Lescop. Les deux malheureux furent menés au cimetière pour y être fusillés.
Jan Rival, jeune homme de la première réquisition, fut interrogé par un gendarme qui lui demanda, sans le connaître, si ce n’était pas lui qui avait empêché d’établir la liste des garçons requis. Rival répondit qu'effectivement il avait bien fait quelque chose de pareil, mais qu'aujourd'hui il était prêt à partir. On le fusilla lui aussi dans le cimetière.
Le même gendarme, chargé de mettre les hommes dehors un à un, leur demanda toujours leurs noms. Guillaume Dréano donna aussi le sien ; on lui lia les bras et on le fusilla au même endroit.
Guillaume Ignace Lescop, quant à lui, vint à son tour et donna le nom de Guain. Le gendarme demanda au maire, à côté, s'il disait vrai. Celui-ci répondit qu'il devait mieux savoir son nom que tout autre. Le jeune homme tout effrayé dit : « Oui, je m'appelle Ignace Guain… » et la vérité sortant avec ses larmes, son nom lui tomba des lèvres : « Lescop ». Le gendarme lui déclara alors : « Ton frère vient d'être fusillé, c'est ton tour ».
Un autre jeune gars de la réquisition, Pierre Le Méter, brisa un vitrail et voulut fuir par une fenêtre. Il réussit, mais trois cavaliers le poursuivirent et l'atteignirent à trois cents pas, caché dans une haie. Ils le hachèrent à coups de sabre (7).
La main anonyme qui, à la fin du XIXe siècle, s’est permis de qualifier ces six hommes de « déserteurs fusillés » aurait été bien avisée de nuancer son propos.
Localisation des communes citées, sur la carte du département du Morbihan en 1790
Pillages, réquisitions et incendies
Les soldats pillèrent une douzaine de maisons de Noyal, tandis qu’un détachement de cavaliers alla en incendier quelques autres au village de Brûlic, à l’écart de la route de Muzillac.
La municipalité reçut un nouvel ordre : « Au nom de la République française, moi, Le Batteux, commissaire auprès du cinquième bataillon du Bas-Rhin, dit Révolutionnaire, et revêtu de pouvoirs illimités par le représentant Carrier ; vu que la municipalité de Noyal m’a promis de fournir la somme de six mille livres pour les frais de guerre et que toutes les armes qui seront dans la paroisse et les munitions me seront rendües sous vingt-quatre heures à Quinstambert (Questembert), et que tous les jeunes gens de dix-huit à vingt-cinq ans se rendront demain à La Roche-Sauveur ; je veux bien accorder la grâce aux autres coupables… » (8)
Le lendemain, 2 décembre, Le Batteux partit avec un détachement à la Grée-Bourgerel, près de la route de Noyal à Lauzach, et mit le feu à plusieurs maisons de Guillaume Le Pautremat, parce que les Chouans, venant de l’affaire d’Ambon, s’étaient battus dans ce village contre des cavaliers patriotes et qu’ils avaient pris du grain chez ledit Le Pautremat (9).
Le même jour, la municipalité de Noyal-Muzillac s’acquitta des 6.000 livres, mais reçut une nouvelle menace le 3 décembre : « Le commissaire auprès du cinquième bataillon du Bas-Rhin somme de rechef les habitants de Noyal de remettre sous huit jours toutes les armes et les munitions qu’ils ont en leur possession, sans quoi je serai encore forcé de retourner dans leur paroisse et de mettre tout à feu et à sang… » (10)
L’ « armée révolutionnaire » de Le Batteux reprendra son implacable marche de Questembert à La Roche-Sauveur le 4 décembre, reviendra vers Muzillac le 10, puis Vannes le lendemain. C’est ici que le séide de Carrier connaîtra une mésaventure qui le conduira en prison et qui déclenchera une passe d’armes mémorable entre son protecteur et le représentant Tréhouart. Mais cela est une autre histoire.
Notes :
- A.D. 56, Décès 1793-1794, vue 15/24.
- AN W 493-25.
- AN AF II 273-5. La Roche-Sauveur est le nom révolutionnaire de La Roche-Bernard.
- Marc-Antoine Jullien, Une mission en Vendée, 1793, notes recueillies par Édouard Lockroy, 1893, pp. 295-296.
- Plusieurs révoltes éclatèrent dans l’est du Morbihan en novembre 1793. À Ambon, les frères de La Haye de Silz remportèrent une victoire sur les républicains, le 23.
- Ch. Berriat Saint-Prix, La justice révolutionnaire à Paris et dans les départements d’après des documents originaux la plupart inédits, n° XVIII, p. 6.
- Abbé Piéderrière, Histoire des villes et paroisses bretonnes, Noyal-Muzillac, Revue de Bretagne et de Vendée, 1867, 1er semestre, pp. 389-390.
- Berriat Saint-Prix, op. cit., pp. 6-7.
- Abbé Piéderrière, op. cit., p. 390.
- Berriat Saint-Prix, op. cit., p. 8.