Un tableau intitulé L’Alerte. Intérieur aux chouans a obtenu l’une des plus fortes enchères lors d’une vente à Bayeux, le 11 décembre 2021. Or il s’avère que cette huile sur toile, copie d’une œuvre de Jules Girardet, n’a rien à voir avec la Chouannerie.
Gravure intitulée : Un épisode des guerres vendéennes – Perdus ! Tableau de Jules Girardet. La scène ne représente en réalité aucun épisode des Guerres de Vendée, ni de la Chouannerie.
Je m’étais déjà interrogé en 2012 sur l’origine de ce tableau après en avoir trouvé une reproduction en gravure découpée dans un vieux journal (illustration ci-dessus, sans date, hélas !), sous-titrée : Un épisode des guerres vendéennes – Perdus ! Tableau de Jules Girardet. La composition est la même que celle de la toile vendue à Bayeux sous le nom de L’Alerte. Intérieur aux chouans. Le hasard d’une recherche vient de m’en livrer l’origine.
Jules Girardet a présenté deux œuvres au Salon de Paris de 1884 : 1° Une arrestation sous la Terreur ; 2° Le girondin Louvet et son amie Lodoïska, réfugiés chez des paysans bretons. La première n’apparaît pas sur les catalogues à ma portée ; la seconde, en revanche, affiche une illustration identique à celle du tableau dit de L’Alerte. Intérieur aux chouans (illustration ci-dessous). Elle est accompagnée d’un texte où l’on peut lire : « Lodoïska, la Polonaise, fut pour Louvet ce que fut Lucie, la Parisienne, pour Camille Desmoulins (…) L’épisode choisi par M. Jules Girardet, dans cette vie aventureuse, est fort bien peint par lui et très émouvant. Louvet, décrété d’accusation par cette Convention dont il avait partagé les crimes, s’est réfugié, avec Lodoïska, chez des paysans bretons. Une patrouille qui passe interrompt le repas des deux proscrits et de leurs hôtes, et l’émotion terrible produite par une alerte aussi chaude, fournit à M. Jules Girardet le motif d’un tableau fort bien venu… » (1)
Les pages du catalogue du Salon de Paris de 1884 présentant le tableau de Jules Girardet : Le girondin Louvet et son amie Lodoïska, réfugiés chez des paysans bretons (titre ainsi libellé dans l'index des œuvres).
Un tableau de Girondins et non de Chouans
Le peintre a donc décrit la fuite d’un député girondin de la Convention, Jean-Baptiste Louvet (1760-1797), traqué après les journées insurrectionnelles du 31 mai et 2 juin 1793, et non pas une scène de la Chouannerie. Précisons que cette « Lodoïska », l’épouse de Louvet qui se tient à ses côtés sur le tableau, n’a absolument rien d’une Polonaise. Née à Beaujeu en 1760, elle s’appelait Marguerite Denuelle. Elle fut mariée contre son gré, en 1775, à un dénommé Cholet, joaillier dont les affaires périclitèrent bientôt. Elle s’en sépara en 1779, puis se lia quelques années plus tard à Louvet, qui menait alors une carrière d’écrivain. Celui-ci donna à sa bien aimée le surnom de « Lodoïska », en référence à l’héroïne de son roman à succès, Les Amours du chevalier de Faublas. Le couple finit par s’installer, et même par travailler ensemble au début de la Révolution.
Pourchassé comme Girondin après les journées du 31 mai et du 2 juin 1793, Louvet s’échappa de Paris en compagnie d’autres proscrits, mais aussi de sa « Lodoïska » qui avait obtenu le divorce. Le couple put ainsi se marier à Vire (2), avant de fuir vers la Bretagne, passant par Dol, Dinan, Lamballe, Rostrenen, Carhaix et enfin Quimper. C’est au cours de cette équipée mouvementée que se situe la scène peinte par Jules Girardet.
Les routes de Louvet et de sa femme se séparèrent ensuite, provisoirement : elle rentra à Paris, tandis que lui prit le chemin de Bordeaux… choix osé pour un homme accusé d’être un Girondin. Faute de pouvoir y trouver un asile sûr, il revint à son tour à Paris, s’y cacha quelques mois, puis se réfugia en Suisse avec son épouse en attendant la fin de la Terreur.
Il reste à présent à identifier l’endroit de Bretagne où cet épisode se déroula. Les Mémoires de Louvet ne manquent pas de lieux où les proscrits girondins faillirent tomber entre les mains de leurs ennemis, bien que leur auteur ne les cite pas toujours précisément. Peut-être s’agit-il du manoir de Kervénargant, près de Poullan-sur-Mer, mais situé sur la commune de Confort-Meilars ? On lit en effet, dans un ouvrage intitulé Voyages dans le Finistère ou état de ce département en 1794 et 1795 (3), que les fugitifs y avaient un temps trouvé refuge, et qu’ils « entendaient de leur retraite les vociférations de ceux qui les cherchaient ».
Notes :
- Louis Énault, Paris-Salon 1884, par les procédés phototypiques de E. Bernard & Cie, Paris, E. Bernard et Cie, Imprimeurs-éditeurs, 1884.
- C’est ce qu’on lit dans les Mémoires de Louvet (Paris, Librairie des Bibliophiles, 1889, pp. 129-130), bien que l’acte de mariage ne figure pas, à première vue, dans les registres d’état civil de Vire. Quel dommage ! Louvet écrit que « Pétion, Bizot, Salle et Guadet furent nos témoins ». Voilà qui doit faire une belle série d’autographes !
- Paris, an VII, p. 304, cité par Charles Vatel dans les Documents divers en annexe de sa pièce Charlotte de Corday et les Girondins, Paris, Plon, 1864-1872, pp. 372-373.